Vacarme en réunion
Iceberg Submersif – Dissidences Cannibales
Apocalyptical Salamander

Si cette histoire avait un but, elle commencerait sur une de ces bandes sons jazzy d’un quelconque film noir des années 50, dans une ambiance enfumée de cigarettes et de dioxyde de carbone. La ville serait déjà éteinte sous un soleil de plomb, un soleil couleur de plomb ; une ville par ailleurs sans tain, miroir, figée dans un vrombissement déjà inquiétant. On y descendrait depuis les hauteurs d’une colline avoisinante, se frayant un chemin à travers des rues abandonnées jonchées de détritus, les murs lacérées, couverts de tellement de graffitis qu’on les dirait—ces murs—saturés d’un langage obscur, kabbale moderne, absurde, dénuée de finalité. Plongeant vers le centre ville, le cœur figé dans un sursaut au creux de la poitrine, une sourde angoisse nous saisissant désormais, nos yeux seraient désormais peuplés de visions impossibles : un trois mâts encastrés entre des immeubles, des gratte-ciels immenses qui formeraient les baguettes de cadran solaire gigantesque à l’échelle de la ville ; et, encerclant l’endroit, menaçant de l’enterrer, des dizaines de carrières de pierre éparpillés sur les coteaux, dessinant comme un Colisée colossal de gradins.

Au mépris des lois de la gravité, il n’y avait pas que le soleil de plomb et l’air pollué qui provoquait un sentiment d’insondable pesanteur. Tout paraissait réellement au ralenti, dès le commencement des événements que nous allons maintenant vous raconter.

C’est dans cet atmosphère moite que tout a débuté. Vers une heure du matin le premier jour, un dimanche ou un lundi peut-être. Peu importe, puisque cela n’importera bientôt plus. Je me trouvais dans un de ces clubs de jazz clandestins qui avaient fleuri un peu partout dans les quartiers périphériques. Une mode récente et sans raison apparente, à rebours de toute logique, une folie locale qui nous arrachait violemment au style bourgeois et platement culturel de cette région abominablement française. On se réunissait dans les caves les plus minables, parfois éclairées par un seul néon qui ne tiendrait pas jusqu’au bout de la nuit. Rapidement on suait et suffoquait, attendant parfois des heures que les musiciens arrivent. Le plus souvent pourtant la soirée acquérait bientôt une légèreté imprévisible. Comme si la musique nous agitait au point de finir par nous maintenir en suspension. La plupart de ceux qui s’étaient malencontreusement retrouvés happés dans une de ces nuits loufoques ne vivaient plus que pour les revivre. La « frontière »—c’est ainsi que nous nommions ce monde qui nous accueillait et qui n’avait pas de lieu bien déterminé—comptait déjà ses mythes, ses héros d’un soir, chaque nouveau jour écrivait un chapitre qui semblait narrer des événements d’emblée vieux d’un demi-siècle. On en oubliait insidieusement ce qu’était le temps. Tout nous paraissait trop lent et trop rapide à la fois. Totalement déréglés par notre double vie, nous commencions à avoir de sérieux problèmes avec la société. Heureusement, ce fut ce moment que choisit cette société pour commencer à déconner toute entière.

Il était un heure du matin le premier jour lorsque tout débuta. Du moins, à ma connaissance. Il y eut sans doute plusieurs entrées dans le labyrinthe des jours qui suivirent. Nous étions en pleine transe sur une improvisation diabolique de Snake S. Salmandelo, une comète musicale récemment apparue dans les parages, lorsque celui-ci trébucha, emporté au milieu de son auditoire par le poids de son saxophone. Croyant à une pirouette scénique, trop heureux qu’il vienne communier avec nous dans la sueur et les râles, nous exultions. Mais bien vite tout le monde se rendit compte que plus un son ne sortait de son instrument, et que Snake restait figé un genou à terre. On entendait un bruit d’air comprimé, comme si Snake s’acharnait à déboucher son sax récalcitrant à produire la moindre note. Il bascula en arrière et nous vîmes son visage effectivement crispé dans l’effort. Chacun d’entre nous fixait tour à tour l’orifice du sax et le visage de Snake, quand, dans une fugue d’obscènes flatulences, nous vîmes une forme visqueuse s’extirper avec une lenteur extrême, une lenteur à vomir, du cornet. La forme en question s’avéra bientôt être munie d’une tête triangulaire aux angles arrondis sur laquelle s’incrustait deux billes noirs et brillantes en place des yeux. Le corps de la bête était assez fin, noir tacheté de jaune et se terminait pas une longue queue, à l’extremité des pattes des boules remplaçaient les phalanges : il s’agissait d’une salamandre. D’abord énorme lorsqu’elle avait émergé du saxophone, elle semblait avoir instantanément rétréci en tombant sur le sol. Minuscule prodige que nous contemplions sans un souffle. Jusqu’à ce que quelqu’un s’exclame : « Merde ! Ce type est un foutu génie, il chie des animaux aussi splendides que sa musique nous file la nausée ! » L’assistance se perdit en exclamations gutturales, se frappant le corps et la tête, bouleversée par ce qui était déjà un tournant dans l’histoire universelle de la frontière. Snake S. serait sans doute bientôt une icône, à jamais connu pour ses dons d’invocation d’animaux rampants, un mage autant qu’un jazzman.

Après cette apparition inopinée toutefois, plus aucun son ne voulut sortir de son sax, un vide incompréhensible filait dans l’instrument comme s’il s’agissait d’un vulgaire tuyau. Tous perdus dans des contrées de l’esprit jusqu’ici inexplorées, nous nous dispersâmes sans même nous lamenter de cette brusque conclusion.

Le lendemain, je me levais avec plusieurs heures de retard, et restais incapable de me presser, engourdi par la frousse terrible que m’inspirait mon boss. J’avais le sentiment d’avoir trébuché dans un bol de gélatine cosmique. J’empruntais la liaison nord-ouest pour contourner le centre sans doute bondé à cette heure-ci. Le tronçon où je m’engageais me parut compter un nombre incalculable de voies. Le périph fut bientôt pris d’assaut par ce que j’identifiais comme un club de collectionneurs de voiture. Ils se rendaient probablement à un meeting. Assez vite, je compris que j’assistais sans doute plutôt au défilé d’une rencontre internationale d’amateurs de vieux véhicules. Ils étaient si nombreux à se mêler au flot habituel que je m’étonnais de n’avoir pas eu vent de l’événement. Je remarquais surtout une cadillac 450, gris-turquoise, transportant des messieurs très chiquement vêtus dont l’un tenait sur ses genoux une forme sombre qui faisait penser à un vieux fusil mitrailleur. Il faisait une chaleur à tomber. Le trafic ralentit brusquement et je manquais d’emboutir une Simca décapotable noire, couverte de boue, qui contenait deux énergumènes en redingote et chapeau mousseline dont la tête était entièrement recouverte d’un collant sombre. Leur passagère me dévisagea, ses yeux semblaient sourire, elle était bâillonnée.

La circulation était à l’arrêt. Au bout d’une heure, j’abandonnais tout espoir d’aller au travail et me mis à klaxonner rageusement en cœur avec les autres automobilistes. Le jour déclinait, renforçant par là, le sentiment d’écrasante lassitude communiqué par la canicule. Je klaxonnais encore, lorsque la manette se durcit subitement, refusant de se compresser pourra faire résonner les coups de sirène. Je forçais, une fois, deux fois, risquant de la briser et je continuais de pomper lorsqu’elle regagna un peu de jeu. Soudain j’aperçus des formes sombres émergeant par les interstices de mon capot. J’arrêtais d’activer mon klaxon toujours muet. Une, deux, puis trois salamandres apparurent en se contorsionnant, stagnant ensuite sur la voiture alors que je m’enfonçais dans mon siège, jetant des coups d’œil hagards autour de moi en priant qu’avec l’obscurité qui descendait personne n’avait remarqué ce qui venait de se passer. Les salamandres finirent par tomber sur le bitume après une marche interminable sur le capot. Le trafic reprit lentement, la nuit était tombée, dans le faisceau de mes phares je voyais régulièrement des taches épaisses et repoussantes où l’on distinguait nettement du noir et du jaune au milieu d’une bouillie de chair gluante.

Épuisé par cette journée perdue inutilement, je sombrais dans un sommeil torturé après avoir renoncé à me rendre dans une cave à jazz pour m’y défouler.

(fin du premier jour)

Au milieu de la quantité innombrable de rêves qui sillonnèrent ma nuit, il y eut toujours un type en redingote clair et chapeau sombre le visage figé dans un air de crooner à la Humphrey Boggart. Le type finissait inlassablement par venir me demander de lui allumer sa cigarette. À la suite de quoi il me fixait, relevant un sourcil, l’air mi-inspiré mi-imbécile, puis me saisissait la main pour y déposer en le claquant un paquet humide. Le paquet s’animait : c’était une foutue salamandre. Humphrey Bogart, face à mon air dégoûté, partait d’un grand rire et m’adressait ce conseil : « Ne flippe pas, car… voici la clef ! »

Au fur et à mesure, ils étaient de plus en plus nombreux en redingote claire et chapeau noire à se presser autour de moi alors que je me perdais dans une ville déserte et inconnue.

Je me réveillais plus tard encore le second jour. La température avait grimpé, l’air était plus moite. En descendant de mon appartement, situé dans un bâtiment monumental et architecturalement insipide, je croisais un résident de l’immeuble. Je me souvenais l’avoir vu dans la cave lorsque la salamandre était sorti du sax de Snake. En dehors des moments où ils s’y retrouvaient, les « passagers » de la frontière avaient pour habitude de faire comme si celle-ci n’existait pas. Le plus souvent deux passagers qui se croisaient s’ignoraient mutuellement pour ne pas être tenté d’aborder le sujet. Ainsi, je fus pris de court lorsque mon voisin s’approcha de moi et m’adressa un salut furtif tout me barrant le passage, immobile. IL était petit et bourru, les pieds sensiblement tordus vers l’intérieur, il faisait nerveusement tourner un couvre-chef usé entre ses deux mains, effectuant quelque pause rapide pour essuyer son front suintant de sueur avec un mouchoir écossais. Interloqué par son geste, je restais planté stupidement devant lui, ne répondant rien à son salut, attendant qu’il m’explique la raison de son interpellation. Il reprit en bredouillant

« -tu…tu…tu..tu es au courant ? »

Je fis signe que je ne comprenais pas.

« tu n’y es pas retourné ?

-Non. »

Il parut embarrassé, dodelinant de la tête avec inquiétude, il tenta de parler encore ce qui paraissait exiger de lui un effort considérable. Sa bouche s’ouvrait et se refermait, on aurait dit qu’il gobait l’air plutôt qu’il ne respirait. Ce fut moi qui repris la conversation pour l’encourager.

« Que s’est-il passé au juste ? Rien de grave j’espère ?

-Non…non…non…enfin… »

après une pause

« C’est arrivé presque partout.

-Quoi donc ?

-Le le coup de la salamandre. Dans d’autres caves. Exactement la même apparition. Des salamandres qui sortent des instruments. Hier, impossible de trouver une cave avec de la musique. Plus un seul musicien. »

Il débita ces phrases très vite, tourna les talons et disparut.

Je sortis à sa suite dans la rue. Une rue quelconque, en plein soleil, un soleil de plomb, aveuglant, de sorte qu’il faisait sombre en pleine lumière. Immédiatement, la rue me parut étonnamment assourdie. Pourtant rien ne semblait changer de la cohue habituelle. Peut-être que je n’étais pas le seul à être plongé dans une torpeur quasi hypnotisante et que chacun faisait en silence ce qui d’habitude s’accompagnait de bruits.

J’errais sans but, ne songeant même plus à me rendre au travail. Cherchant un moyen d’échapper à la chaleur furibonde qui régnait dehors, je finis par me réfugier dans une des multiples cathédrales de la ville. Visiblement, je n’étais pas le seul à avoir été attiré par cet oasis d’ombre et de fraîcheur, de sorte qu’un brouhaha étouffé s’élevait dans la nef. Un brouhaha en sourdine, bizarrement semblable à celui qui s’était répandu en ville.
Recouvrant un peu mes esprits, je décidais de ne pas passer une nouvelle journée sans rien faire. Je m’élançais dehors, me sentant soudainement porté par une vague romanesque. Je m’imaginais en détective. Il fallait enquêter sur cette histoire des musiciens disparus. Et commencer par trouver des cigarettes. Vibrant d’un nouvel enthousiasme, peu inquiet du fait que le jour était déjà largement déclinant, je traversais précipitamment la rue qui longeait la cathédrale afin de me jeter dans un bureau de tabac. Je manquais de me faire renverser par une énorme berline outrageusement démodée. Le chauffeur m’assaillit de regards haineux quoiqu’il avait pilé et était reparti sans le moindre bruit. Sur son capot, j’aperçus une demi-douzaine de salamandres alors qu’il s’éloignait.

L’air poissait d’odeurs nauséabondes, les égouts refoulaient des effluves à en crever. Je dirigeai mes pas vers les HLM du district sud où je savais que Snake avait grandi. Lorsque je passais la rivière qui délimitait l’entrée du quartier, je ne pus me esquiver la vue d’une masse grouillante qui débordait d’en dessous du pont. Me penchant par dessus la rambarde, malgré la nuit tombante, mes yeux restèrent captivés par la vision d’un agglutinement de salamandres qui s’écoulait depuis la rive dans une flaque stagnante.

A ce point de l’histoire, alors que notre personnage s’apprête à pénétrer des territoires réels et imaginaires qui l’emmèneront au-delà de toute certitude, on peut se demander s’il est bien nécessaire de simuler encore une quelconque cohérence narrative. Ce qui s’annonçait comme une enquête de détective amateur menée à rebours d’inquiétants phénomènes, s’avère déjà n’être qu’une tentative désespérée pour ne pas sombrer dans une folie inéluctable. Le héros de notre histoire, qu’on n’a même pas pris la peine de vous présenter puisque ce pourrait être n’importe lequel d’entre nous, se retrouvera les jours suivants emporté au milieu de la faillite générale d’un monde qui était mûr pour le déluge. Un monde aussi enfoncé que le nôtre dans des impasses incessamment approfondies. Un monde sans horizon désirable en dépit de son agitation tous azimuts. Un monde qui ne tenait que grâce à l’hypocrisie à laquelle on avait bien voulu livrer la régence de tous les rapports sociaux. Un monde auquel il n’aura fallu que l’insistance quelque peu obstinée d’une inexplicable pullulation de salamandres pour dérailler par tous les bords.

Poursuivi par ses fantômes nocturnes, notre misérable héros se retrouva bientôt traqué. Il voyait à chaque coin de rue un Humphrey Boggart en gabardine beige et chapeau sombre, le scrutant d’un air accusateur. Ne pouvant plus fuir nulle part, il se résolut à devenir lui-même un de ces clones de l’angoisse et ainsi vêtu d’un identique manteau et d’un identique chapeau, tenta le lendemain de se confondre avec ses poursuivants de la veille. Participant ainsi à l’inflation des névroses d’une société prête à tout croire pour oublier le pire. Ainsi grimé, devenu réellement quelconque, ne sachant plus dormir, ayant outrepassé les limites de la veille et du sommeil, il s’en fut, s’embourbant dans le dédale de cette ville qui connaissait les derniers jours de son histoire jusqu’ici en tout point médiocre.

Le troisième jour, l’hystérie collective entra en éruption. Ce qui relevait d’un phénomène bizarre qu’on espérait vite oublié, était devenu une menace sanitaire. Les citoyens s’organisaient en brigade de nettoyage et en profitèrent pour se vautrer dans les réjouissances d’un massacre facile. Pourtant, le soir même les salamandres étaient 100 fois plus nombreuses et l’on avait tout juste accéléré la propagation dans l’air d’une odeur de putréfaction vaseuse à la limite de l’insoutenable.

Le quatrième jour, aux alentours des halles, une bataille de rue éclata. Le motif en resta obscur. On crut simplement voir se presser l’une contre l’autre deux masses dont l’une se distinguait par des étendards floqués de salamandres intégralement noires et l’autre par des étendards floqués de salamandres scrupuleusement jaunes. Ce fut l’épicentre d’une passion éphémère qui se répandit dans toute la ville à la vitesse d’une traînée de poudre. Des bandes se constituaient et se disloquaient au gré des accrochages. On s’affrontait un peu partout pour les motifs les plus dérisoires. Un espèce d’engouement guerrier avait contaminé les âmes et on se livrait à la castagne avec une joie libératrice. Les salamandres furent oubliées un temps. Le soir même, la moitié de la ville était incendiée, la prison, éventrée par un tir de rocket, s’était vidée de ses occupants, on pataugeait dans une boue sombre veinée de reflets jaunes d’or.

A l’aube du cinquième jour, un silence gros de catastrophes à venir, régnait. Un observateur bien avisé, qui aurait pris un peu de recul en même temps que de la hauteur, aurait sans doute été frappé par une vision singulière. L’existence avait acquis une autre dimension et l’on s’était réfugié sur les toits pour fuir à la fois l’immonde puanteur des rues et le voisinage des colonies de salamandres qui n’épargnaient aucune habitation tout en désertant inexplicablement les hauteurs. Des baraquements de fortunes avaient fleuri sur l’intégralité des toitures et l’on commençait à établir des voies de communication aérienne à l’aide de cordes et de mauvais bouts de bois prélevés de ci de là. À la canicule avait brusquement succédé une fraîcheur mordante, et les multiples fumerolles des braseros mêlées aux fumées des bâtiments incendiés se consumant encore, conférait à la ville l’allure d’un cadavre habité.

Bien sûr, il y avait les récalcitrants, les tenaces, ceux qui refusaient de quitter la terre ferme, toute saturée de salamandres vivantes, putréfiées, liquéfiées, qu’elle pouvait être. Ils n’étaient pas peu nombreux. Et comme pour ne pas sombrer entièrement dans cette vision d’un univers intégralement morbide, ils se mirent en tête d’apprivoiser les salamandres. Assez vite s’organisèrent des rencontres qui réunissaient tout ce que l’on pouvait imaginer d’experts salamandriers. Du dressage à la confection de bijoux, de l’art culinaire à celui de la métamorphose croisée, en un jour à peine tout ce qui pouvait s’expérimenter avec et sur des salamandres jailli des esprits bouillonnants et détraqués des habitants de cette cité vouée à une fin imminente. Le cinquième jour fut ainsi un jour d’accalmie et de respiration, un jour d’absurde créativité, le chant du cygne des facultés humaines, le dernier jour de l’humanité. Par delà la violence, par delà l’amnésie, on avait trouvé, en bas, dans une collusion avec le fléau, un sursis provisoire. La journée se passa sans heurt, hormis la mort atroce et inutiles de quelques illuminés qui, croyant être parvenu à une transformation totale en salamandre, avaient tenté de se plonger dans les flammes pour le prouver. Ce fut ce jour également que les rumeurs les plus grossièrement superstitieuses se répandirent au sujet d’un carnaval prévu pour un jour proche. On ne sut jamais comment ni pourquoi l’idée de ce carnaval avait été formulée, mais tout le monde se prépara désormais pour l’événement.

Le plus surprenant pour quiconque aurait assisté sans s’y mêler à la trop longue déliquescence de cette société, aurait été l’inélucidable calme sonore qui s’approfondissait à mesure que le délit allait en s’augmentant. Les actes les plus furieux s’accompagnaient d’une absence de sons qui donnaient à l’ensemble la texture d’un spectacle sub-aquatique. Les yeux clos, déambulant au milieu de ce remuant désastre, on aurait sans nul doute eu l’impression d’arpenter les profondeurs d’un océan où grouillerait les ultimes survivants d’une civilisation déchue.

Le 6ème jour, une fièvre similaire à celle qui précède les grandes fêtes s’empara muettement de toute la ville. On se pressait en haut comme en bas, on s’affairait en tout sens. Tout ce qui restait de matériaux utilisables, bois verre, ferraille, armoires, frigidaires, voitures, wagons de tramways, kiosques à journaux, chaises et tables de restaurants, tout ce qui était encore valable fut désossé, découpé, puis assemblé de nouveau, soudé, vissé, afin de construire d’immenses structures mobiles dont les silhouettes torturées et bringuebalantes auraient provoqué la réticence incrédule de n’importe quel cerveau occidental. Tout ceci continuait de s’accomplir dans un silence sourd et croissant., régulièrement perturbé par d’affreux vomissements. Au terme de la journée, chaque citoyen avait fini par vomir au moins une salamandre. On ne songeait même plus à s’en étonner. Pas plus qu’on ne s’étonna du mutisme qui gagnait les corps après les vomissements. Exactement comme au début de notre histoire le son s’était évaporé du saxophone de Snake S. Salmandelo après qu’il s’en soit extirpé l’animal qu’on sait, la totalité des habitants de cette ville définitivement à l’agonie, avait abandonné la parole dans une dernière régurgitation.

Et c’était sans doute là la plus grande horreur qui s’était abattu sur ces pauvres errants. Plus que la fange putride où il baignait, plus que l’exploration du vice et de la folie qui avait été ici menée à son terme, le mal le plus implacable, celui qui condamnait à très court terme cette assemblée de morts-vivants, c’était la perte de toute musique.

Les dernières heures, celles qui nous emmènent du 6ème jour à la dernière minute du dernier jour, se passèrent ainsi dans une ambiance étouffée et caverneuse. L’air était chargé d’acide, et ne vibrait plus que de basses résonances qui paraissaient émerger des entrailles monstrueuses d’un sous-sol impossible. Le 7ème jour était jour de carnaval. Dès le petit matin, la foule se mit en marche. Elle progressait au rythme de la libre course des machines construites la veille, telle une armée de pantins sans organes. Empruntant les rues quand elles s’établissaient dans le sens approprié, cheminant sur la crête des immeubles lorsque ceux ci barraient la route du cortège. Tout ceci sans un son. Avec une précision et une logique improbable au terme d’une telle déchéance, le cortège acquis progressivement une forme circulaire. On s’éloignait de cet obscur théâtre, non pas en ligne droite, fuyant tous dans la même direction, mais en tout sens. Bientôt la masse sombre, formant un disque irrégulier, s’étirait en s’éloignant du centre ville pour gagner finalement les collines alentours.

Maintenant immobiles, fixant silencieusement les ruines de leur cité, les habitants attendirent que quelque chose se passa qui les délivreraient des tourmentes de ce misérable et grotesque cloaque.

On vit s’avancer d’un pas en avant des ombres chancelantes, des silhouettes munies d’instruments irradiants comme du métal en fusion : ici un trombone à coulisse, là un saxophone, plus loin un tuba, là-bas une trompette…Inspirant comme un seul corps, ce brass band apocalyptique fit vibrer les premières notes des temps nouveaux. Ce fut un cataclysme sonore qui arracha dans des convulsions inspirés les dernières notes que pouvaient contenir toutes ces carcasses mutiques et fatiguées.

Ce fut la première étincelle.

Le feu se répandit.

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