Voici les notes de Toufik Ben-Chouchen, lors de son voyage au Yemen…
Yémen
25 décembre 2009 : Umar Farouk Abdulmutallab, brillant étudiant fils d’un riche banquier nigérian, tente de faire exploser le vol Amsterdam-Détroit. Il s’était formé au Yémen où il aurait rencontré Anwar Al-Awlaki en 2005. Il avait rencontré Saïd Kouachi à la Sanaa Language School en 2009. Il est emprisonné à vie le 12 février 2012.
Anwar Al-Awlaki, citoyen des États-Unis, fait l’objet d’un mandat d’arrêt, il aurait inspiré les trois pirates de l’air qui ont détourné un avion sur le pentagone le 11 septembre 2001. Il part pour le Yémen. Il est celui qui introduit les frères Kouachi dans un camp pour se former au maniement d’armes. Il est abattu par un missile tiré d’un drone américain le 30 septembre 2011.
Les Frères Kouachi s’entraînent au maniement d’arme au Yémen, reviennent en France et tuent une douzaine de personnes dans les locaux d’un hebdomadaire parisien. Chérif Kouachi déclare avoir été financé par Anwar Al-Awlaki.
Voilà une belle toile tissée entre des protagonistes jugés comme dangereux, tellement dangereux qu’on ne cherche pas à les arrêter, on les abat, souvent après beaucoup de dégâts collatéraux, parfois avec leur enfant. Pourtant dans cette histoire tout n’est pas si simple. Lorsqu’on décortique les vies de ces personnages quelques anomalies nous sautent aux yeux.
Le 25 décembre 2009, deux hommes essaient de monter à bord du vol Amsterdam-Détroit, le plus jeune, noir, n’a pas de papiers, le plus âgé, de type indien, négocie avec les stewards. Ils redescendent quelques minutes, et finalement le jeune revient seul et embarque dans l’avion. Un incendie se déclare pendant le vol, il est vite maîtrisé. Le vol continue ensuite sans encombres. On apprend le soir même qu’il s’agissait d’une tentative d’attentat, commise par le jeune noir, qui s’avère être Umar Farouk Abdulmutallab. Il faut savoir qu’il est placé sur des listes de surveillance de plusieurs services secrets américains. Comment a-t-il pu échapper à leur contrôle ? Comment, alors qu’on sait combien les dispositifs des aéroports sont conséquents, a-t-il pu arriver jusqu’à l’avion sans papiers ? Qui était cet homme qui souhaitait le faire monter dans cet avion ? Pourquoi est-il finalement monté ?
Voilà bien des interrogations qui nous donne un sentiment de malaise et qu’on ne résoudra pas tout de suite.
Anwar Al-Awlaki, citoyen américain, imam modéré qui devient une figure du musulman bien intégré avec ses prêches condamnant les détournements d’avions du 11 septembre 2001, est pourtant sous le joug d’un mandat d’arrêt, suspecté d’avoir inspiré trois pirates de l’air. En 2002 il est arrêté à l’aéroport international JFK, puis relâché grâce à l’intervention de l’agent du FBI Wade Ammerman.
Depuis, il communique intensément avec un agent du FBI, par mails et messages vocaux. Il devient informateur et on l’envoie à Londres, ville connue pour le fort recrutement dans les réseaux jihadistes, et au Yémen. Il a le rôle de pousser les gens avec qui il prend contact à s’investir toujours un peu plus loin, cela dans le but de pouvoir les neutraliser par la suite. Il joue un certain rôle dans des attentats qui vont permettre de démanteler un réseau ou d’asseoir la main-mise américaine dans telle ou telle région. Il devient le pro du recrutement au jihad par internet. Le FBI refuse qu’il comparaisse devant la Commission d’enquête sur le 11 septembre. En août 2006 il est arrêté, interrogé par le FBI (en débriefing si vous préférez) puis relâché après quelques mois de prison. Le 5 novembre 2009, il est soudain médiatisé, suite à la fusillade de Fort Hood au Texas car il avait entretenu une correspondance avec le tireur, Nidal Malik Hasan. L’enquête ne découvre aucune preuve d’une quelconque responsabilité de sa part dans la tuerie. C’est la tentative d’attentat du vol 253 Northwest Airlines Flight du 25 décembre 2009 qui va faire reparler de lui. Il aurait été professeur d’Umar Farouk Abdulmutallab au Yémen en 2005. Il devient alors la bête noire du gouvernement américain et occupe une des premières places dans les kill list de la CIA, listes d’hommes à abattre avec des missiles envoyés par drones. Il fait régulièrement la une des journaux jusqu’à ce qu’il soit abattu le 30 septembre 2011. C’est le premier citoyen américain qui est assassiné par son gouvernement de manière totalement délibéré sans aucune forme de procès quelle qu’elle soit.
Le principal problème posé par la traque d’Anwar Al-Awlaki est celui de la justification d’un acte barbare. Notre histoire trouve son origine dans une opération menée par la CIA le 17 décembre 2009. Plusieurs frappes sont opérées par drone dans un village au sud du Yémen. Le Général Petraeus* déclare aux médias que les missiles ont décimé le camp d’al Maajala, qui servait pour les entraînements d’Al-Qaïda, que 14 membres de l’organisation et 3 civils sont morts. C’est la première fois qu’Al-Qaïda est évoqué au Yémen, et cela ne choque personne. Du moins, pour les pays occidentaux, car pour les Yéménites cette histoire est absurde. Un journaliste local arrive à mener un enquête et établit que les missiles ont frappé une tribu yéménite, ont tué 41 civils, dont 14 femmes et 21 enfants et aucun terroriste. Il est évidemment envoyé directement en prison et Obama insiste fort auprès du président du Yémen pour qu’il y reste autant qu’il le faudra. 8 jours après, c’est la tentative d’attentat qui est menée dans le vol pour Détroit par notre drôle de Nigérian dont l’entrée dans l’avion est suspecte. Les soir même on ne parle que du Yémen, des camps d’Al-Qaïda, d’Anwar Al-Awlaki et de sa responsabilité. On affirme que la « bavure » du 17 décembre lui était destinée, mais qu’elle avait manqué son objectif. On ne sait pas où est passé le camp détruit dont parlait Petraeus quelques jours plus tôt, il n’a sans doute jamais existé. On a trouvé bien meilleur alibi.
On en arrive au cœur du sujet. Le Yémen. Pour comprendre pourquoi les États-Unis inventent une menace d’Al-Qaïda dans ce pays il nous faut un léger cours d’histoire.
Les États-Unis ont un intérêt géostratégique majeur à avoir le contrôle du Yémen. Il y a surtout le golfe d’Aden et son trafic commercial, les flux pétrolier, mais aussi la stabilité de l’Arabie Saoudite, principale alliée dans la région. Pour cela ils se sont arrangé pour que le Président de la République arabe du Yémen depuis 1978, Ali Abdallah Saleh, qu’il nomment leur « Petit Caporal », soit un de leur pion. De 1978 à 1990 le Yémen est coupé en deux, avec d’un côté la République de Saleh, musulmane et pro-américaine, et de l’autre la République démocratique populaire du Yémen, marxiste, liée à l’URSS, la Chine et Cuba. En 1990 c’est la réunification, Saleh devient président de la nouvelle République du Yémen. Sauf qu’on ne réunit pas un pays comme ça. En 1994 le Sud-Yémen, anciennement marxiste, tente de faire Sécession. Le conflit tourne en guerre civile. Pour soutenir le gouvernement du Yémen, les États-Unis envoient les Moudjahidins qu’ils ont formé en Afghanistan de 1979 à 1989 pour y combattre l’URSS et qui depuis sa chute les embarrassent. La situation est vite sous contrôle du gouvernement. Mais les tensions et les conflits éclatent sporadiquement et on arrive au début des années 2000 à une situation dangereuse pour les États-Unis. En 2002, le gouvernement américain met en place le plan International Military Education and Training pour soutenir Saleh avec l’envoi de 150 millions de $ et la formation de 500 militaires yéménites. C’est à ce moment là que les premières frappes par drone sont utilisées, contre les dissidents. Ce plan a pour principal effet de cristalliser les tensions envers le gouvernement yéménite. Et en 2004, le Sa’dah, au nord-ouest du pays, est le terrain de l’insurrection zaïdiste (branche chiite). Cette révolte dite aussi houtiste se propage dans les territoires environnants jusqu’à provoquer un mouvement national de grandes manifestations dans tout le pays en 2008. À ce moment là, le sud du pays déclare la sécession. La réponse ne se fait pas attendre, en 2009, le gouvernement lance l’Opération Terre brûlée, envoie de gros contingents armés dans les territoires en sécession, appuyé par des troupes de l’Arabie saoudite. Peu après, Al-Qaïda déclare l’union de ses différentes branches de la Péninsule arabique dans AQPA. Les envois de missiles par drone s’intensifient et c’est à ce moment là que les États-Unis déclarent pour la première fois attaquer Al-Qaïda au Yémen, alors qu’ils frappent de cette manière depuis 7 ans.
En 2011, des manifestations et contestations dans l’élan du printemps arabe secouent le pays, elles se transforment en révolution. Le 18 mars, la police yéménite tue 52 manifestants. 4 ministres, 23 députés et des diplomates démissionnent, les bédouins plantent leurs tentes place du changement et Sadek-al-Ahmar, chef de la tribu de Saleh annonce son soutien à la contestation. L’état d’urgence est déclaré, des révoltes armées éclatent, les rebelles houtistes se coordonnent avec les autres insurgés, le pays est au bord d’une nouvelle guerre civile. Le 3 juin, Saleh est blessé pendant une attaque de son palais, il part aux États-Unis pour se faire soigner mais revient le 16 août. Néanmoins Washington lui demande de quitter le gouvernement afin d’apaiser la situation et mettre fin à la révolution. Le 23 novembre, Saleh déclare qu’il démissionne, la CIA réorganise le gouvernement, la police et l’armée. La situation s’apaise, les mouvements de masse laissent place à des conflits armée territoriaux. Une fois prête, la CIA lance l’offensive au printemps 2012 contre les zones insurgées. La guerre est toujours en cours.
Il faut savoir qu’Al-Qaïda apparaît en Irak en 2004, après l’invasion américaine, en Somalie en 2006, après la guerre contre les Tribunaux islamiques menée par les États-Unis, …
Il faut savoir que pour assassiner 41 membres présumés d’Al-Qaïda par drone, les États-Unis ont tué 1147 civils.
Il faut savoir qu’au Yémen, en Afghanistan, en Irak, au Pakistan ou en Somalie, les interventions et les frappes américaines ont pour principal effet de déstabiliser les pays, renforcer les organisations islamiques, les prises d’otages et l’assentiment envers les pays occidentaux.
Il faut savoir que le spectre d’Al-Qaïda est agité par les États-Unis partout où des gouvernements s’obstinent à leur tenir tête, là où des insurrections menacent son emprise et dans les régions où ils doivent renforcer leur main-mise.
Il faut savoir que les frères Kouachi, fichés par les services antiterroristes français et américains, sous contrôle judiciaire, ont réussi à rejoindre le Yémen. Que Là-bas, c’est un infiltré au service du FBI qui les introduit dans un camp d’entraînement au maniement des armes. Qu’ils reviennent en France, commettent les meurtres que l’on connaît et les revendiquent au nom d’Anwar Al-Awlaki, l’infiltré qui les a financé.
Et ceci n’est qu’un bref aperçu en surface de la guerre contre le terrorisme. Quiconque s’y intéresse comprend beaucoup mieux l’enjeu à désigner ses ennemis comme terroristes.
*David Petraeus organise et coordonne les frappes au Yémen avec Saleh qui a pour rôle de couvrir les États-Unis : « Nous continuerons d’affirmer que les bombes sont les nôtres, pas les vôtres. » lui assure-t-il. Petraeus est général commandant de l’Opération liberté irakienne qui déclenche la guerre en Irak en 2003, il créé et organise les forces armées irakiennes entre 2004 et 2005. Il rentre ensuite aux États-Unis pour réécrire le manuel de contre-insurection de l’US Army. Il est passioné par Galula, théoricien français de la contre-insurrection en Algérie qui a appris des erreurs de l’Indochine et s’est inspiré de la guerre civile en Grèce pour affronter le FLN. Il est à l’origine du savoir faire français, des tortures, exactions et massacres commis en Algérie, qui se répand dans le monde entier dès la fin des années 60.
Petraeus prend en 2007 le commandement de la coalition militaire en Irak, puis le commandement central des États-Unis qui supervise les opérations en Irak et en Afghanistan en 2008. En 2010 il devient chef des troupes de l’OTAN et de l’ISAF et prend la tête de la CIA de 2011 à 2012, intensifiant les frappes de drones et les massacres civils au Pakistan (874 civils assassinés par drones). Sa carrière s’arrête net en 2012, obligé de démissionner suite à un scandale d’adultère et de divulgations d’informations classées secret défense à sa maîtresse qui est une journaliste chargée de sa biographie.