Extrait de À nos amis du Comité Invisible
La rhétorique du changement sert à démanteler toute habitude, à briser tous les liens, à désarçonner toute certitude, à dissuader toute solidarité, à entretenir une insécurité existentielle chronique. Elle correspond à une stratégie qui se formule en ces terme : « Prévenir par la crise permanente toute crise effective ». Cela s’apparente, à l’échelle du quotidien, à la pratique contre-insurrectionnelle bien connue du « déstabiliser pour stabiliser », qui consiste pour les autorités à susciter volontairement le chao afin de rendre l’ordre plus désirable que la révolution.
Du micro-management à la gestion de pays entier, maintenir la population dans une sorte d’état de choc permanent entretient la sidération, la déréliction, à partir de quoi on fait de chacun et de tous à peu près ce que l’on veut. La dépression de masse qui frappe présentement les grecs est le produit voulue de la politique de la Troïka, et non son effet collatéral.
C’est de n’avoir pas compris que « la crise » n’était pas un fait économique, mais une technique politique de gouvernement que certains se sont ridiculisés en proclamant à la hâte, avec l’explosion de l’arnaque des subprimes la « mort du néolibéralisme ». Nous ne vivons pas une crise du capitalisme, mais au contraire le triomphe du capitalisme de crise. « La crise » signifie : le gouvernement croit. Elle est devenue l’ultima ratio de ce qui règne. La modernité mesurée tout à l’aune de l’arriération passée à laquelle elle prétendait nous arracher ; toute chose se mesure dorénavant à l’aune de son proche effondrement. Lorsque l’on divise par deux le traitement des fonctionnaires grecs, c’est en arguant qu’on pourrait aussi bien ne plus les payer du tout. Chaque fois que l’on allonge le temps de cotisation des salariés français, c’est au prétexte de « sauver le système des retraites ». La crise présente, permanente et omnilatérale, n’est plus la crise classique, le moment décisif. Elle est au contraire fin sans fin, apocalypse durable, suspension indéfinie, différement efficace de l’effondrement effectif, et pour cela état d’exception permanent. La crise actuelle ne promet plus rien ; elle tend à libérer, au contraire, qui gouverne de toutes contraintes quant aux moyens déployés.