Les tags seraient l’autre façade de la sphère publique consacrée à la parole politique. D’un seul geste, la démocratie instaure une sphère particulière qui serait dédiée à l’expression, et réprime les autres manière de prendre part au débat publique. La répression du graffiti serait alors inhérente à la démocratie, comme punition de ceux qui se détourne des instances contrôlées de prise de parole.
Extrait de « Braconnages sur terres d’État. Inscriptions politiques séditieuses dans le Paris de l’après-commune (1872-1885) » de Céline Braconnier
Le vandalisme outrage la civilisation des mœurs politiques. À ceux qui ne résistent pas au plaisir « d’étendre la main vers ce qu'[ils] convoit[ent], aime[nt] ou déteste[nt] », les conventionnels promettent des poursuites. Les textes qui font d’eux des délinquants disent dans le même moment qu’il y a loin du registre traditionnel d’expression contestataire aux modes légitimes d’une expression citoyenne dont on s’emploie alors à délimiter les formes.
Les gouvernants savent, au cours du xixe siècle, parfaire un dispositif législatif qui organise le marquage de l’espace public en véritable monopole étatique. Des monuments au mobilier urbain, des plaques de rue aux murs de soutènement, l’emprise matérielle sur la ville a pour pendant la protection particulière qu’offre aux ouvrages construits par ou avec l’autorisation de l’État l’article 257 du Code pénal.
Effet indirect, involontaire et incontrôlé d’une démocratisation qui passe par l’affirmation de l’individu citoyen comme acteur majeur de la sphère publique, cette modification du genre aggrave l’outrage du geste vandale car la parole qu’on donne alors au citoyen, qui a ses formes, ses temps et ses lieux imposés, légitime le fait que « la plupart des dispositifs publics […] obligent et incitent à [se] taire ». En deçà des bureaux de vote et de leur éphémère existence, en deçà des espaces publics fermés plus ou moins. tolérés mais dont la clôture favorise la surveillance, l’espace public ouvert de la rue est celui dans lequel le silence est requis et toute rupture non décrétée par le gouvernement aperçue comme le germe d’un désordre. Le citadin soumis aux impératifs de la circulation par les officiers de paix n’a pas grand chose à voir avec la figure du citoyen et le graffitiste qui prend d’autorité part au débat public en faisant de l’espace public le lieu de ses interventions, rompt donc aussi avec les règles d’un jeu en train de se fixer et qui n’a pour modèle ni le forum ni l’agora .
En prêtant attention au lieu et au moment d’inscription, à la forme comme au contenu des graffiti, ce ne sont ni des gamins, ni des fous, ni des barbares que l’on est amené à lire mais des anonymes qui dévoilent par là une face cachée de la construction de l’espace démocratique dont on cherche en vain la trace dans une littérature autorisée.
Ces prises de parole produites dans l’illégalité révèlent d’abord les interdits qui accompagnent l’avènement d’une sphère publique limitée à l’espace de l’imprimé quand elle est réputée ouverte à tous. À travers elles s’opère une reconquête de la rue, seul espace de publicité accessible à tous, et donc une démocratisation de fait, fragile et éphémère, de l’espace public.
Les interdits ne sont pas seulement enfreints. Ils sont aussi dénoncés. Le discours graffitiste est largement structuré par une rhétorique de l’expropriation des représentants de l’État qui donne tout son sens au geste qui le porte : les rues ne sont conquises que parce que sont dans le même temps évincés par des mots ceux qui s’appuient sur elles pour asseoir leur pouvoir.