Vacarme en réunion
Iceberg Submersif – Dissidences Cannibales
Les tags, c’est sale

On nous dit que les tags produisent un « sentiment d’insécurité ». C’est que les politiques publiques ont fait leur mot d’ordre de la propreté, comme processus d’appropriation des rues. Dès lors, un endroit « sale », c’est un endroit que le maintien de l’ordre a omis, une parenthèse dans la gestion de la ville. Et tout nous éduque à penser que sans maintien de l’ordre, on est en danger…

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« J’veux qu’ça plaise pas à me mère » – Honet

Deux textes à ce propos :

1) Extrait de « L’art transgressif du graffiti. Pratiques et contrôles social » de Nicolas Mensch

L’urbanisme moderne est étroitement lié à l’hygiénisme. La propreté de l’espace publique reflète alors un idéal politique de cohésion sociale. Pour Henri-Pierre Jeudy, spécialiste de l’hygiénisme, « quand le propre d’une ville devient la propreté comme image unificatrice, tout ce qui ne concourt pas manifestement à un tel objectif exprime la menace de la dégradation. La propreté est donc une expression vivante de la sécurité publique. La saleté est prise comme figure de la violence » (Jeudy, 1991 : 105). Aussi, pour Raymonde Séchet, « non seulement le logement ne doit pas être néfaste pour le corps mais il doit aussi permettre le plein épanouissement de l’esprit et la transmission des valeurs et normes de la société » (Séchet, 2006 : 126). Depuis l’Antiquité, « la peur de la couleur » traduit une peur de l’Autre et pour s’en protéger on invoque le pouvoir du blanc (Batchelor, 2001). Alain Milon y revient : « La culture occidentale accorde à la propreté sous la forme du blanc une place prédominante pour en faire l’étalon de la couleur, une sorte de figure sublime de l’absoluité ; la chromophobie plus que la chromophilie en fait. Dans ces conditions, la ville doit avoir une peau lisse et immaculée. » (Milon, 2003 : 130).

En réponse au graffiti hip-hop, les municipalités ont formé des services dédiés à l’effacement des graffiti. Leurs mesures sont portées comme libératrices d’une forme d’oppression. La logique à l’œuvre est celle d’une « lutte » pour la promotion de la salubrité urbaine et morale. À tout prix, et avec des résultats relatifs, tel Sisyphe, les agents sont amenés, sans cesse, à poursuivre leur labeur. Revenons sur les écrits de Henri-Pierre Jeudy : « Peu importe alors qu’il soit arbitraire à l’origine, puisqu’il est reconnu collectivement comme une nécessité radicale, comme le pilier du maintien de l’ordre. Le propre, c’est l’arbitraire érigé en nécessité indiscutable puisque le devenir de l’humanité en dépend. Sans lui, c’est la guerre sans fin. Avec lui, la guerre semble avoir un sens, il s’agit de défendre un territoire ou des biens, ou de prendre celui ou ceux des autres tout en donnant l’impression de respecter des règles, celles de la reconnaissance même de la propriété » (Jeudy, 1991 : 105). Face à une œuvre artistique, le plaisir ou le déplaisir ressenti par l’observateur est lié aux désirs ou aux angoisses qu’il éprouve (Paradas, 2012).

2) Extrait de « Le choix public du propre » de Henri-Pierre Jeudy

La souveraineté du propre
Ce n’est pas la distinction entre le sale et le propre qui demeure arbitraire, c’est la construction même du propre. Et la relativité d’une telle distinction dans l’histoire des sociétés1, ne change en rien la façon dont la désignation du sale dépend de l’arbitraire constitutif du propre. Ce que quelqu’un désigne comme  » propre « , il le fait  » sien « , c’est la marque d’une propriété qui doit être reconnue par l’Autre. Un espace propre est un espace que l’homme s’approprie, signifiant par là des limites et des interdits. Dans les grandes cités, quand on incite les habitants à rendre propres les espaces intermédiaires (l’escalier, la cour, la cage d’ascenseur…), on leur fait bien sentir qu’il s’agit, pour eux, de reprendre possession collectivement de lieux désertés. Ils devront se sentir plus concernés par des espaces qu’ils ont nettoyés et qui deviennent  » semi-collectifs « . Ces opérations de  » semi-privatisation  » des espaces publics appellent à la fois le  » sens de la propriété collective  » et la nécessité d’une propreté quotidienne.
Dans la même veine, la ville – grâce au jeu de certaines politiques urbaines – semble se réapproprier son centre ou ses quartiers en chassant à la périphérie les populations  » indésirables « . Elle paraît ainsi reconstituer son identité et son histoire en laissant croire qu’il est bien question d’une image perdue, de cette image qui faisait le propre originaire de toute cité. Pour parvenir à de telles fins, les pouvoirs urbains invoquent la salubrité menacée, ils s’en réfèrent donc au  » sale « , comme à la conséquence d’une mécompréhension de la nécessité du propre. Ce qui compte, c’est la démonstration même de cette réappropriation de la ville par la propreté.

Une propreté sans identités
La puissance actuelle de cette incantation du propre ne puise pas dans une tradition hygiéniste les raisons de son exaltation, elle se fonde d’abord sur la promotion de signes identitaires. Le propre, c’est le propre de soi, le propre de la ville, d’un lieu, d’un monument, d’un espace public… Et le paradoxe tient au fait que l’invocation du propre vise à produire de la différence alors qu’elle entraîne plutôt une indistinction spatiale puisque la propreté, comme chacun sait, tend à uniformiser l’espace. Elle assure une analogie de fait entre l’identité et l’identique. Seulement elle fait croire le contraire dans la mesure où l’activité qu’elle suppose a pour finalité la marque d’une distinction présentée aux yeux des autres. Rendre propre un lieu, non seulement c’est se l’approprier, mais c’est aussi une manière de réaliser une fusion entre le corps et l’espace.
L’idéal de propreté des villes apparaît dans un contexte où la nécessité de prendre soin de son corps se donne pour une véritable symbolique de la ré-appropriation de soi. Il ne s’agit plus seulement de l’hygiène du corps, mais du maintien d’un équilibre optimal grâce à des pratiques de contrôle des meilleures chances de survivre. Tout ce qui menace cet équilibre des corps devient l’expression de la dangerosité. Fumer dans un lieu public, c’est vouloir implicitement la mort des autres… Le  » nouveau  » civisme finit par se fonder sur une idéologie de la propreté et de la sécurité à travers toutes les figures les plus déterminantes de la conservation médico-sociale. La mise en scène de cette défense du citoyen dans l’assomption du propre suppose un véritable théâtre des opérations.

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