» À cela s’ajoutait une longue entreprise pour imposer à la perception qu’on avait des délinquants une grille bien déterminée : les présenter comme tout proches, partout présents et partout redoutables. C’est la fonction du fait divers, qui envahit une partie de la presse et qui commence à avoir ses journaux propres. Le fait divers criminel, par sa redondance quotidienne, rend acceptable l’ensemble des contrôles judiciares et policiers qui quadrillent la société ; il raconte au jour le jour une sorte de bataille intérieure contre l’ennemi sans visage ; dans cette guerre, il constitue le bulletin quotidien d’alarme ou de victoire. Le roman criminel, qui commence à se développer dans les feuilletons et dans la littérature à bon marché, assume un rôle apparemment inverse. Il a surtout pour fonction de montrer que le délinquant appartient à un monde entièrement autre, sans relation avec l’existance quotidienne et familière. Cette étrangeté, ce fût d’abord celle des bas-fonds, puis celle de la folie, enfin celle du crime doré, de la délinquance de « haut-vol ». Les faits divers joints à la littérature policière ont produit depuis plus d’un siècle une masse démesurée de « récits de crime » dans lesquels surtout la délinquance apparaît comme très proche et tout à fait étrangère, perpétuellement menacante pour la vie quotidienne, mais extrêmement lointaine par son origine, ses mobiles, le milieu où elle se déploie quotidienne et exotique. Par l’importance qu’on lui prête et le faste discursif dont on l’accompagne, on trace autour d’elle une ligne qui, en l’exaltant, la met à part. Dans cette délinquance si redoutable, et venu d’un ciel si étranger, quel illégalisme pourrait se reconnaître ?… «
Surveiller et punir, gallimard, p 334