Que ce soit avec la mort de Rémi Fraisse en Octobre, ou avec les attentats de Charlie Hebdo en Janvier, nous avons pu nous rendre compte ces derniers mois, une nouvelle fois, de l’emprise que les médias avaient sur nos humeurs, nos affects, et nos perceptions générales de la situation. Alors qu’en octobre, les médias jouaient le jeu de la temporisation, en retardant l’annonce de la culpabilité de la police dans la mort de Rémi Fraisse ; en décembre lorsqu’un homme meurt devant un commissariat à Joué-les-Tours, ils n’hésitent pas à nommer « attaque terroriste », ce qui semble aujourd’hui être une arrestation musclée qui dégènère.
En Janvier, après les attentats, les banlieues et leur lots de violence et de misère sont remises au gout du jour(nalisme) comme fabriques de terroriste. Nous nous sommes souvenus alors de Jérôme Berthaut, professeur à l’université de Dijon en sociologie des médias. Il a travaillé sur la médiatisation des banlieues au JT de France 2. Il a sorti un livre l’année dernière La banlieue du « 20 heures », ethnographie de la production d’un lieu commun journalistique. Nous l’avons rencontré pour revenir avec lui sur ces dernières semaines, et plus largement sur la production de catégorie journalistique, et les liens des journalistes avec la police.
Un article, Tintin en Banlieue, reprend les grandes idées de son livre. En voici un extrait :
« On s’est aperçu que les banlieues étaient devenues pour nous des territoires étrangers, qu’il y avait une part du territoire français dont on ne comprenait plus la langue, la géographie, la sociologie… », expliquait en 2008 l’un des rédacteurs en chef des journaux télévisés de France 2. Les habitants « ne comprennent pas ce qu’on dit et on ne comprend pas ce qu’ils disent. Ça nous a amenés à en tirer une conclusion immédiate et à nous dire : “Puisque nous sommes à l’étranger lorsque nous sommes en banlieue, faisons ce que nous faisons à l’étranger : payons-nous les services de fixeurs.” » La reprise de ce terme, qui désigne à l’origine l’accompagnateur payé pour servir de chauffeur, de guide et d’interprète aux reporters dans les pays en guerre, n’est évidemment pas anodine. Ce glissement, qui témoigne d’un changement structurel de l’information sur les quartiers populaires, nous avons pu l’observer lors d’une enquête au sein de la rédaction de France 2.
Le recours aux « fixeurs » met tout d’abord en lumière la lecture plus culturaliste que sociale, que les journalistes font de leurs difficultés d’accès à certaines zones d’habitation. Parce qu’il a lui-même grandi dans une cité, le fixeur est crédité d’une compréhension naturelle de la banlieue et d’une maîtrise de ses codes — linguistiques, comportementaux, ethniques — prétendument spécifiques. Mais le recrutement de ce type d’intermédiaires révèle surtout la place croissante accordée à la médiatisation des « déviances » des quartiers populaires. On attend des fixeurs qu’ils mobilisent leurs relations (famille, amis…) pour fournir clés en main les protagonistes de reportages sur l’économie souterraine (dealers, voleurs, trafiquants d’armes ou de voitures), la « violence en banlieue » (racket, antisémitisme, maltraitance des femmes), le « fondamentalisme musulman », l’absentéisme scolaire, etc.
La progression de ces thèmes, qui s’explique notamment par la multiplication des prises de position des partis politiques, met au jour l’alignement progressif de France 2 sur ses concurrentes privées. En 2012, selon l’Institut national de l’audiovisuel (INA), le journal télévisé (JT) de M6 a couvert 517 faits divers, notamment dans les banlieues, contre 472 pour celui de TF1 et à peine moins (454) pour France 2. Des chiffres peu étonnants lorsqu’on sait que la plupart des cadres de la chaîne publique, promus à l’aube des années 2000, viennent du privé et ont apporté leurs méthodes de travail.